Authentique "maître enchanteur" de l'oud, ce luth traditionnel oriental millénaire qui trimballe dans sa calebasse tout l'héritage musical du monde arabe et islamique, Anouar Brahem est un phénomène, un véritable concentré de paradoxes féconds : un classique suprêmement subversif ; un solitaire résolument ouvert sur le monde ; un "passeur de cultures" d'autant plus enclin à s'aventurer aux limites les plus extrêmes de lui-même, qu'il entend bien ne jamais céder d'un pouce sur des exigences esthétiques forgées au fil du temps sur un profond respect de la tradition.
Et c'est sans doute parce qu'il a su reconnaître d'emblée cette complexité qui le fonde comme une force, parce qu'il a toujours cherché à faire de ce fourmillement d'influences et de passions disparates la matière même de son travail et de sa création, qu'Anouar Brahem, depuis près de quarante ans maintenant, invente une musique à son image, libre de toute "assignation à résidence".
Qu'il fasse ainsi résonner la poésie envoûtante de son oud dans les contextes les plus variés, du jazz dans tous ses états (des musiciens aussi prestigieux que John Surman, Dave Holland, Jan Garbarek ou encore Jack DeJohnette ont succombé aux charmes de ses mélopées), aux différentes traditions musicales orientales et méditerranéennes (de sa Tunisie natale aux horizons lointains de l'Inde ou de l'Iran), sa musique tendre et rigoureuse ne cesse de redéfinir un univers poétique et culturel savamment composite, oscillant sans cesse entre pudeur et sensualité, nostalgie et recueillement.
Quelques bornes
Né en 1957 à Halfaouine, au coeur de la médina de Tunis, Anouar Brahem étudie le oud dès l'âge de dix ans au conservatoire de Tunis et approfondit sa formation auprès du grand maître Ali Sriti, s’immergeant alors totalement dans l’art des “maqamat”, ce système modal ancestral et hautement complexe propre à la tradition savante arabe.Dans un environnement musical arabe largement dominé par la chanson de variété et les orchestres pléthoriques où le oud occupe une place d'accompagnement, il affirme spontanément une personnalité complexe et protéiforme en se donnant comme mission de restaurer le oud en tant qu'instrument soliste, emblématique de la musique arabe, tout en rompant avec la tradition, dans son travail de composition, en intégrant des éléments de jazz, ainsi que d'autres traditions musicales orientales et méditerranéennes.
En 1981, poussé par l'envie de se confronter à des musiciens venus d'horizons esthétiques divers, il s'installe pour quatre ans à Paris. Durant cette période décisive, il collabore avec Maurice Béjart et, surtout, compose de nombreuses œuvres originales, notamment pour le cinéma et le théâtre tunisiens, expérimentant dans ses orchestrations l’apport de techniques de jeu et d’instruments étrangers à la tradition arabe.
De retour en Tunisie en 1985, il poursuit ses recherches en matière de composition. La création à Carthage de Liqua 85, œuvre ambitieuse réunissant des musiciens Turcs tsiganes et Tunisiens à quelques jazzmen français (Abdelwaheb Berbech, les frères Erköse, François Jeanneau, Jean-Paul Celea, François Couturier, etc.), lui vaut de recevoir le Grand Prix Tunisien de la Musique et de se voir proposer, dans la foulée, la direction de l’Ensemble Musical de la Ville de Tunis.
Il restera à la tête de cette institution jusqu’en 1990, l’ouvrant à la création et à l’improvisation et engageant un travail de fond sur le répertoire classique.
Reconnu comme l’un des musiciens arabes contemporains les plus novateurs de sa génération, Anouar devient une référence auprès des jeunes compositeurs et joueurs de oud et jouit alors dans son pays d’une authentique notoriété publique.
En 1989, Anouar Brahem voit sa carrière prendre un nouveau tour lorsqu’il rencontre le producteur Manfred Eicher qui lui propose d'enregistrer "Barzakh" pour son prestigieux label ECM. Ce premier album marquera le début d'une collaboration particulièrement féconde qui, en l'espace de près de trente ans, verra Anouar Brahem s'entourer des musiciens les plus talentueux, tous genres et cultures confondus (Barbarose Erköse, Jan Garbarek, Dave Holland, John Surman, Jack DeJohnette, Richard Galliano, etc.) et signer pas moins de 11 albums, tous consacrés par le public et la critique internationale. On citera dans cette discographie aussi éclectique que cohérente "Conte de l'Incroyable Amour" (1991), "Madar" (1994), "Thimar" (1998), "Le Pas Du Chat Noir" (2002), "The Astounding Eyes Of Rita" (2009), "Souvenance" (2014) et aujourd'hui "Blue Maqams" (2017) — autant d’albums novateurs et intemporels à travers lesquels Anouar Brahem n’a de cesse de s'affirmer comme l'un des rares compositeurs et musiciens capables d'inventer une musique à la fois totalement ancrée dans une culture ancestrale hautement sophistiquée et éminemment contemporaine dans son ambition universaliste.
Particulièrement intéressé par l’art sous toutes ses formes (durant les années 80 et 90, et parallèlement à ses œuvres personnelles, il compose beaucoup pour le cinéma, le théâtre et la danse en Tunisie), Anouar Brahem, en 2006, concrétise son amour du cinéma en réalisant et coproduisant son premier film documentaire : "Mots d'après la guerre". Tourné au Liban au lendemain de la guerre qui opposa Israël et le Hezbollah, le film sera sélectionné au festival de cinéma de Locarno.
En 2012, au lendemain de la révolution tunisienne, il est nommé membre permanent de "Beit El Hikma", l'Académie Tunisienne des Sciences, des Lettres et des Arts et, deux années plus tard, fait paraître avec "Souvenance" un ambitieux double album qui sonne à la fois comme la somptueuse synthèse esthétique de 15 années d’expérimentation en quête d’un authentique "terrain d’entente" entre Orient et Occident, et sa réponse décalée, personnelle et méditative aux événements survenus début 2011 en Tunisie. Pas moins de 7500 spectateurs ovationneront cette musique exigeante lors de sa création en concert dans le cadre du 50ème anniversaire du festival de Carthage.
Aujourd'hui plus que jamais, Anouar Brahem continue de se produire régulièrement sur les scènes les plus prestigieuses du monde entier tout en enregistrant des albums enchanteurs drainant un public toujours plus fidèle et nombreux.
Distinctions
- 2018 : Blue Maqams – De Klara's Classical Music Awards, "Meilleur disque international - Monde" (Belgique)
- 2017 : Blue Maqams – Editor’s Pick, "DownBeat" (États-Unis)
- 2017 : Blue Maqams – Top 20 Albums de Jazz de 2017, "Jazz Wise Magazine" (Royaume-Uni)
- 2017 : Blue Maqams – Choc, "Jazz Magazine" (France)
- 2017 : The Astounding Eyes of Rita – 21 Albums Incontournables de ECM "The New York Times" (États-Unis)
- 2015 : Souvenance – CD du mois, "Audio" (Allemagne)
- 2015 : Souvenance – Choc, "Classica" (France)
- 2010 : The Astounding Eyes of Rita – Top of the World, "Songlines" (Royaume-Uni)
- 2010 : The Astounding Eyes of Rita – Echo Jazz, "Meilleur Musicien international de l'année – Autre Instrument" (Allemagne)
- 2009 : The Astounding Eyes of Rita – La sélection 2009 du Monde / Les cinq meilleurs disques de l'année, "Le Monde" (France)
- 2006 : Le Voyage de Sahar – Edison Award (Pays-Bas)
- 2002 : Le Pas du Chat Noir – Top of the World / Choix de l'éditeur, "Songlines" (Royaume-Uni)
- 2002 : Le Pas du Chat Noir – Cinq albums essentiels de 2002, "Jazziz Magazine" (États-Unis)
- 2000 : Astrakan Café – Cinq albums essentiels de 2000, "Jazziz Magazine" (États-Unis)
- 1998 : Thimar – Preis der "Deutschen Schallplattenkritik" (Allemagne)
- 1998 : Thimar – CD de l'année, "Jazz Wise" (Royaume-Uni)
- 1994 : Madar – Choc de l'année, "Le Monde de la Musique" (France)
- 1994 : Madar – Les meilleurs enregistrements de l'année, "Stereoplay" (Allemagne)
- 1992 : Conte de l'Incroyable Amour – Meilleurs disques de l'année, "Le Monde" (France)
- 1985 : Prix National de la Musique (Tunisie)