Anouar Brahem : oud
Barbaros Erköse : clarinette
Lassad Hosni : bendir, darbouka
Aube rouge à Grozny
Astrakan Café
The Mozdok's Train
Blue Jewels
Nihawend Lunga
Ashkabad
Halfaouine
Parfum de Gitane
Khotan
Karakoum
Astara
Dar es Salam
Hijaz pechref
Astrakan Café
Après son enregistrement transculturel "Thimar", très réussi, Anouar Brahem revient vers une musique moyen-orientale plus authentique avec l'album "Astrakan Café", enregistré avec le trio qui est sa priorité depuis plusieurs années.
Les échanges improvisés entre Brahem, le clarinettiste Barbaros Erköse et le percussionniste Lassad Hosni ont une fluidité exceptionnelle, et les climats créés sont tantôt mystérieux, tantôt hypnotiques, dramatiques…
Contexte
Explorer le monde avec un luth
Le luth est un instrument chargé de signification symbolique. Il incarne la convergence acoustique de l’Asie, de l’Europe et de l’Afrique qui forment la circonférence irrégulière de la Méditerranée. Un luthiste capable d’explorer les replis les plus secrets du son et de réfléchir longuement et amoureusement à l’héritage musical du monde arabe et islamique en général, est donc témoin de transformations culturelles aussi complexes que profondes.
La difficulté de cataloguer sa musique donne la mesure de la qualité de son parcours artistique. Échappant à tout étiquetage, ou plutôt se faufilant à travers les définitions qui vont du jazz au new age en passant par la world music, Anouar Brahem a confirmé une liberté d’expression peu commune dans l’environnement musical dans lequel il travaille. Entre les chansons populaires et les grands orchestres pléthoriques, on pourrait penser qu’il y a peu de place pour un soliste.
Pourtant, avec ténacité et patience, il a réussi à se faire une vraie place, là où son instrument semblait voué au rôle d’accompagnateur du chant. Si de nombreux jeunes luthistes d’aujourd’hui considèrent l’oud comme un instrument particulièrement expressif, c’est beaucoup grâce à l’exemple donné par ce musicien tunisien, ainsi bien sûr que par les frères irakiens Jamil et Mounir Bashir.
Son penchant pour les formes cosmopolites de musique arabe, d’influence turque, révèle à la fois sa conception de l’oud, liée à l’essence du langage traditionnel (frontière transnationale représentée par les constellations modales, maqamat en arabe) et la parenté organique entre les divers membres de la grande famille des luths méditerranéens. D’où ses allusions à la guitare, au saz et au baglama, éléments d’une identité composite où ressortent les affinités entre des instruments qui sont autant de véritables piliers musicaux. Son élan vers l’Orient, de la Tunisie et du monde arabe vers l’Asie, de la Turquie à l’Inde, suggère une curiosité jamais apaisée.
La rigueur et le perfectionnisme sont évidemment des traits distinctifs, essentiels, de l’art musical islamique. On y trouve d’un côté la propension aux géométries mélodiques et aux motifs symétriques, sorte d’hérédité “classique”, et de l’autre la capacité à s’abstraire du présent, de l’histoire et de la matière, transformée en sons sublimes et délicats. La façon dont Brahem conjugue des formes ouvertes et fermées révèle sa personnalité artistique. Passionné de cinéma, de théâtre et de danse, il recherche les signes musicaux dans toutes les autres formes d’expression artistique pour les incorporer à son propre distillat sonore. Élégance, transparence, sobriété et surtout un style et un toucher inimitables. Il a acquis sa maîtrise de l’instrument à l’école - remarquable bien que peu connue - de son professeur Ali Sriti, adepte de la musique arabe “orientale”, c’est à dire des courants syrien et égyptien.
En mêlant subtilement les différentes sensibilités modales du Proche-Orient et du Maghreb à divers types d’improvisation, Brahem a su créer une musique arabe captivante et extrêmement personnelle, loin des stéréotypes, et sans concession aux orientalismes qui affectent aujourd’hui une partie de la production musicale de la région. La distance qui le sépare de la profession et de la pratique musicales dans le monde arabe actuel traduit sa conscience de valeurs artistiques en voie de disparition. Mais plutôt que de se tourner vers le passé, il préfère aller de l’avant, ébauchant une musique libérée de toute forme de complaisance "locale", et qui évite heureusement les juxtapositions hybrides de la mondialisation. Fuyant toute théorisation ou justification esthétique ou sociale, il laisse la musique parler d’elle-même, avec une puissance synthétique qui surprend et émeut.
Tout est dans la musique, d’une concision prodigieuse. Les titres et les éventuelles notes de bas de page sont généralement prétexte à disserter sur le processus créatif, stimulé par toutes sortes de facteurs. Or on peut écouter la musique de Brahem sans en connaître les origines culturelles, et elle va tout de même droit au but. D’une douceur lisse et insinuante, ses thèmes évoquent un imaginaire sonore qui franchit toutes les frontières. L’apparente tranquillité de son discours musical dissimule des silences chargés, derrière lesquels se cachent des interrogations brûlantes. Si l’on cherchait un lien ou une rencontre directe entre les lieux évoqués par les titres, de l’Asie Mineure au Caucase, du Turkménistan à la Tanzanie, des Balkans à l’Azerbaïdjan, on risquerait d’induire en erreur l’auditoire, habitué à établir des correspondances entre les œuvres d’un artiste et sa biographie.
Ce qu’il y a de plus enthousiasmant chez Brahem, c’est justement sa capacité à projeter une dimension contemporaine dans l’univers du luth. Sa musique, tout en intégrant les signes des temps, semble également les transcender. Pourtant les événements qui ont agité les pages internationales des quotidiens en 1999 et en 2000 ont fini par produire des états d’âme et des angoisses que la musique a vite absorbés, sans que cela soit explicite. En plus de toutes ces considérations, il y a l’instrument même. L’oud est le symbole le plus évocateur de la musique arabe. Il en est à la fois le lieu courant, l’essence, la synthèse et l’évolution. La théorie des modes s’est fondée et expliquée autour de lui, et il a produit des légendes et des cosmogonies. Sa sonorité a été comparée à certains aspects du tempérament humain. Le luthiste a inventé une conception de la musique fondée sur un extraordinaire équilibre entre la technique, la forme et l’inspiration. La recherche instrumentale de Brahem tient toujours compte du modèle du takht, ce petit groupe de musiciens capables de jouer avec l’improvisation au point d’exalter le public autant qu’eux-mêmes.
La clarinette de Barbaros Erköse n’est pas seulement une clarinette, c’est un instrument-région qui traverse le monde balkanique tout entier pour produire un chant sans paroles d’une rare intensité. Les deux musiciens se sont rencontrés en 1985 à l’occasion de Rencontre 85, projet qui a eu un impact énorme sur la scène tunisienne et a été le premier d’une série de créations qui ont consacré Brahem comme l’artiste le plus original et le plus prometteur de son pays. Erköse, virtuose turc d’origine rom, allait devenir membre du quartet qui a enregistré Conte de l’incroyable amour, superbe disque sorti en 1992. Le timbre de la clarinette est l’accompagnement idéal du luth dans ses incursions modales et Brahem a souvent fait appel à l’un des frères Erköse pour ses concerts.
Les percussions de Lassad Hosni, qui collabore fréquemment aux divers projets de Brahem, parce qu’il est tunisien et que son toucher est aussi précis que sobre, présentent l’équilibre parfait entre accompagnement et inventivité. Les titres elliptiques, pénétrants et pleins de résonances conceptuelles, de ses disques précédents, ont ici fait place à l’image du café. Lieu de rencontre, de convergence et de passage, où les références géographiques ne sont jamais supposées décrire, mais évoquent des saveurs modales qui renvoient à leur tour aux origines de la tradition classique, pour laquelle le mode est un endroit de l’esprit, gravé dans la mémoire des pays et des ethnies.
Cet album comprend des compositions récentes et des morceaux plus anciens ré-interprétés par ce trio oud-clarinette-percussions. Dans l’ensemble, c’est un portrait d’auteur qui résume différents aspects de l’activité créatrice de Brahem, et leur évolution depuis le milieu des années quatre-vingts. Par exemple, ce disque contient le célèbre thème du film de Ferid Boughedir, Halfaouine, sur la vie dans ce quartier populaire de la médina de Tunis où est né le musicien, Parfum de gitane où il revisite l’indissoluble lien entre les cultures espagnole et maghrébine, et quelques versions de “classiques” de la tradition arabo-ottomane, qui l’ont toujours intéressé au plus haut point, et sur les traces plus ou moins explicites desquels sont construits certains morceaux de ce sixième C.D. Ce sont ces classiques qui nous permettent de comprendre la trajectoire d’Anouar Brahem, aujourd’hui estimé et célèbre dans de nombreux pays. Son besoin de sortir de la tradition, comprise comme la stratification d’expériences sonores reconnaissables, pour explorer d’autres territoires, l’a conduit à croiser le chemin de musiciens issus de cultures musicales d’époques et de régions différentes, jouant aussi bien de la musique de la Renaissance, du flamenco ou du jazz que de la musique classique indienne.
À une période où le dialogue entre ces musiques ne connaissait pas encore la détestable vanité frénétique actuelle, il vivait ces rencontres, qui ont fait mûrir sa capacité à assimiler et à se confronter à l’autre. La tension profonde entre respect de la tradition et désir d’innover, qui distingue d’ailleurs les maîtres les plus prestigieux du passé, imprègne tous les morceaux d’Astrakan Café. L’ensemble synthétise parfaitement la personnalité artistique de Brahem, personnage prépondérant de la musique arabe actuelle. La qualité de cet enregistrement vient aussi de l'équilibre acoustique, divin, où les trois instruments sonnent à la perfection. L’oud nous fait découvrir un monde qui, s’il semble familier, ne cesse jamais de nous fasciner et de révéler ses multiples facettes.
Paolo Scarnecchia
Traduction Sylvie Finkelsten
Réactions de la presse
Le trio d’Anouar Brahem nous fait voyager dans le temps et dans l’espace, dans ces contrées heureuses où le oud est roi ; des grandes cours de l’Empire ottoman aux jardins parfumés de l’Andalousie ; du fin fond de l’Azerbaïdjan aux terrasses d’Halfaouine, à Tunis ; du coucher de soleil à Dar es-Salaam à une aube rouge à Grozny. Portées par toutes les riches harmoniques que la musique arabe a fécondées, les compositions d’Anouar Brahem sont d’une légèreté exquise.
Maîtrise instrumentale de chaque intervenant, intense écoute mutuelle, compositions superbes, richesses des atmosphères, parti pris de la sobriété et de l’intériorité, tout converge vers une magnificence totalement dépourvue d’apparat, une poésie existentielle.
Anouar Brahem’s oud playing is expressive, entrancing and beautyful. It’s so moving and anthemic it’s hard to believe any listener wouldn’t be frequently overwhelmed by Brahem’s brilliance. While one can debate whether Brahem’s music should be considered jazz or world or some hybrid of the two, there’s no denying the songs on Astrakan Café rank among the most lyrical and elegant in any genre. Brahem blends elements of traditional Arab and Islamic religious and popular music with just a slight nod to the American improvising tradition. [...] Barbaros Erköse, on clarinet, and Lassaad Hosni, on percussive instruments bendir and darbouka, prove equally exciting players.
It's a fearsomely powerful album, unremitting in terms of its virtuosity and almost puritanical intensity of sound. All through their meanderings these three musicians rely solely on their instruments to recreate the required mood and sense of place. There are no vocals, samples or guest musicians to disturb their meditative focus. The music delineates the mournful beauty of a desert landscape from a myriad different angles. Brahem takes the torch from the late, great oud master Munir Bachir and makes sure that it continues to burn brightly and vividly.
An exemplary instrumentalist, the 44-year-old Tunisian oudist leads an improvising trio through a dozen sublimely wrought original compositions and two adaptations of classic themes on his sixth recording for ECM. Throughout the disc, Brahem’s sound is striking in its immediacy and lack of pretense, despite its exoticism. [...] Brahem’s fingers are steady, sure, and sensitive, plucking his 12 strings delicately over the hardwood soundbox of his fretless instrument. Dark melodies bead up, entwine with Turkish clarinettist Barbaros Erköses’s throaty, mid- and low-register beckonings, and are carried along or accented by Lassaad Hosni’s nimble hand-drumming. The separate parts and ensemble wholes are impassioned yet elegant, melancholy almost to desolation, rarely flashing joy. This is music of discipline and deliberation as well as inspiration. It might find verbal equivalence in a lyric poem, a persuasive metaphysical argument, or a simple, sensual sigh.
Anouar Brahem, der berühmte tunesische Lyriker auf dem Oud, sein Landsmann, der Perkussionist Lassad Hosni und der türkische Klarinettist Barbaros Erköse bewegen sich mit großer Sensibilität und kreativer Kompetenz im Feld arabischer und islamischer Musik, das weit über den mediterranen Raum hinausreicht. Ein meditativer Musikkosmos zwischen Europa, dem Orient und Asien tut sich auf, der einen gefangen nimmt und dem man sich kaum entziehen kann.
Distinctions
Recommandé, "Classica" (France)
5★, "The Guardian" (Royaume-Uni)
5★, "Jazz Wise" (Royaume-Uni)
5★, "Stereo" (Allemagne)
Cinq albums essentiels de 2000, "Jazziz Magazine" (États-Unis)