OLD Biographie

À propos

Authentique "maître enchanteur" de l'oud, ce luth traditionnel oriental millénaire qui trimballe dans sa calebasse tout l'héritage musical du monde arabe et islamique, Anouar Brahem est un phénomène, un véritable concentré de paradoxes féconds : un classique suprêmement subversif ; un solitaire résolument ouvert sur le monde ; un "passeur de cultures" d'autant plus enclin à s'aventurer aux limites les plus extrêmes de lui-même, qu'il entend bien ne jamais céder d'un pouce sur des exigences esthétiques forgées au fil du temps sur un profond respect de la tradition.
Et c'est sans doute parce qu'il a su reconnaître d'emblée cette complexité qui le fonde comme une force, parce qu'il a toujours cherché à faire de ce fourmillement d'influences et de passions disparates la matière même de son travail et de sa création, qu'Anouar Brahem, depuis près de quarante ans maintenant, invente une musique à son image, libre de toute "assignation à résidence".

Qu'il fasse ainsi résonner la poésie envoûtante de son oud dans les contextes les plus variés, du jazz dans tous ses états (des musiciens aussi prestigieux que John Surman, Dave Holland, Jan Garbarek ou encore Jack DeJohnette ont succombé aux charmes de ses mélopées), aux différentes traditions musicales orientales et méditerranéennes (de sa Tunisie natale aux horizons lointains de l'Inde ou de l'Iran), sa musique tendre et rigoureuse ne cesse de redéfinir un univers poétique et culturel savamment composite, oscillant sans cesse entre pudeur et sensualité, nostalgie et recueillement.

Marco Borggreve

Quelques bornes

Né en 1957 à Halfaouine, au coeur de la médina de Tunis, Anouar Brahem étudie le oud dès l'âge de dix ans au conservatoire de Tunis et approfondit sa formation auprès du grand maître Ali Sriti, s’immergeant alors totalement dans l’art des “maqamat”, ce système modal ancestral et hautement complexe propre à la tradition savante arabe.Dans un environnement musical arabe largement dominé par la chanson de variété et les orchestres pléthoriques où le oud occupe une place d'accompagnement, il affirme spontanément une personnalité complexe et protéiforme en se donnant comme mission de restaurer le oud en tant qu'instrument soliste, emblématique de la musique arabe, tout en rompant avec la tradition, dans son travail de composition, en intégrant des éléments de jazz, ainsi que d'autres traditions musicales orientales et méditerranéennes.

En 1981, poussé par l'envie de se confronter à des musiciens venus d'horizons esthétiques divers, il s'installe pour quatre ans à Paris. Durant cette période décisive, il collabore avec Maurice Béjart et, surtout, compose de nombreuses œuvres originales, notamment pour le cinéma et le théâtre tunisiens, expérimentant dans ses orchestrations l’apport de techniques de jeu et d’instruments étrangers à la tradition arabe.

De retour en Tunisie en 1985, il poursuit ses recherches en matière de composition. La création à Carthage de Liqua 85, œuvre ambitieuse réunissant des musiciens Turcs tsiganes et Tunisiens à quelques jazzmen français (Abdelwaheb Berbech, les frères Erköse, François Jeanneau, Jean-Paul Celea, François Couturier, etc.), lui vaut de recevoir le Grand Prix Tunisien de la Musique et de se voir proposer, dans la foulée, la direction de l’Ensemble Musical de la Ville de Tunis. 
Il restera à la tête de cette institution jusqu’en 1990, l’ouvrant à la création et à l’improvisation et engageant un travail de fond sur le répertoire classique. 

Reconnu comme l’un des musiciens arabes contemporains les plus novateurs de sa génération, Anouar devient une référence auprès des jeunes compositeurs et joueurs de oud et jouit alors dans son pays d’une authentique notoriété publique.

En 1989, Anouar Brahem voit sa carrière prendre un nouveau tour lorsqu’il rencontre le producteur Manfred Eicher qui lui propose d'enregistrer "Barzakh" pour son prestigieux label ECM. Ce premier album marquera le début d'une collaboration particulièrement féconde qui, en l'espace de près de trente ans, verra Anouar Brahem s'entourer des musiciens les plus talentueux, tous genres et cultures confondus (Barbarose Erköse, Jan Garbarek, Dave Holland, John Surman, Jack DeJohnette, Richard Galliano, etc.) et signer pas moins de 11 albums, tous consacrés par le public et la critique internationale. On citera dans cette discographie aussi éclectique que cohérente "Conte de l'Incroyable Amour" (1991), "Madar" (1994), "Thimar" (1998), "Le Pas Du Chat Noir" (2002), "The Astounding Eyes Of Rita" (2009), "Souvenance" (2014) et aujourd'hui "Blue Maqams" (2017) — autant d’albums novateurs et intemporels à travers lesquels Anouar Brahem n’a de cesse de s'affirmer comme l'un des rares compositeurs et musiciens capables d'inventer une musique à la fois totalement ancrée dans une culture ancestrale hautement sophistiquée et éminemment contemporaine dans son ambition universaliste.

Particulièrement intéressé par l’art sous toutes ses formes (durant les années 80 et 90, et parallèlement à ses œuvres personnelles, il compose beaucoup pour le cinéma, le théâtre et la danse en Tunisie), Anouar Brahem, en 2006, concrétise son amour du cinéma en réalisant et coproduisant son premier film documentaire : "Mots d'après la guerre". Tourné au Liban au lendemain de la guerre qui opposa Israël et le Hezbollah, le film sera sélectionné au festival de cinéma de Locarno.

En 2012, au lendemain de la révolution tunisienne, il est nommé membre permanent de "Beit El Hikma", l'Académie Tunisienne des Sciences, des Lettres et des Arts et, deux années plus tard, fait paraître avec "Souvenance" un ambitieux double album qui sonne à la fois comme la somptueuse synthèse esthétique de 15 années d’expérimentation en quête d’un authentique "terrain d’entente" entre Orient et Occident, et sa réponse décalée, personnelle et méditative aux événements survenus début 2011 en Tunisie. Pas moins de 7500 spectateurs ovationneront cette musique exigeante lors de sa création en concert dans le cadre du 50ème anniversaire du festival de Carthage.

Aujourd'hui plus que jamais, Anouar Brahem continue de se produire régulièrement sur les scènes les plus prestigieuses du monde entier tout en enregistrant des albums enchanteurs drainant un public toujours plus fidèle et nombreux.

Récompenses

Klara's Classical Music Awards, "Meilleur disque international" pour Blue Maqams

(Belgique 2018)

Echo Jazz du “Meilleur Musicien international de l'Année" pour The Astounding Eyes of Rita

(Pays-Bas, 2006)

Edison Award pour Le Voyage de Sahar

(Allemagne, 2010)

Preis der Deutschen Shallplattenkritik pour Thimar

(Allemagne, 1998)

Prix National de la Musique

(Tunisie - 1985)

Les débuts

Anouar Brahem naît le 20 octobre 1957 à Halfaouine dans la Médina de Tunis. Encouragé par son père, artisan-graveur et imprimeur, mais aussi grand amateur de musique, Brahem commence, à l'âge de 10 ans, son initiation à la musique et au Oud, au Conservatoire National de Musique de Tunis, en compagnie notamment du grand maître Ali Sriti. Dès l'âge de 15 ans, il se fait remarquer et est appelé à jouer dans divers orchestres.

A l'âge de 18 ans, il décide de se consacrer entièrement à la musique et retourne alors vers Ali Sriti. Pendant quatre années consécutives, celui-ci le recevra quotidiennement chez lui, s’appliquant à lui transmettre, dans le cadre traditionnel du rapport maître à disciple, l’art subtil des maqamat (le système compliqué des modes de la musique savante arabe) et du "Taqsim".

Progressivement, alors même que toute son éducation le pousse à servir l’héritage classique arabe en faisait de lui un interprète d'excellence, Anouar élargit son écoute à d'autres expressions musicales, poussant sa curiosité des rives de la Méditerranée vers l'Iran et l'Inde... puis vers le jazz. Un itinéraire personnel au cours duquel il confesse : "Je me suis plu au dépaysement et ai découvert les liens étroits existant entre toutes ces musiques". Anouar Brahem se démarque alors de plus en plus d'un environnement musical presque exclusivement consacré à l'expression chantée et largement dominé par la variété. Il refuse de se sacrifier à l'habituel emploi de musicien dans les cérémonies de mariage ou dans les quelques formations pléthoriques existantes qu'il considère comme anachroniques et où le Oud n'est qu'un instrument d'accompagnement. Une exigence autre le conduit à redonner la primauté à cet instrument de prédilection de la musique arabe en proposant dans diverses maisons de la culture tunisiennes, des concerts de musique instrumentale et de Oud en solo. Intéressé par la composition, il écrit ses premières pièces, ancrées dans la tradition mais intégrant déjà spontanément des éléments de langage venus d'autres traditions musicales orientales et méditerranéennes, et enregistre sa première cassette à compte d'auteur avec le percussionniste Lassaad Hosni.

Mohamed Ayeb

Les Années 80

Petit à petit un public se constitue, et une presse enthousiaste se mobilise et le soutient. Commentant une de ses toutes premières apparitions, le critique Hatem Touil écrit : "Un jeune talent a réussi le tour de force d'émerveiller l'assistance mais aussi de donner ses lettres de noblesse à la musique non vocale en Tunisie tout en redorant, du même coup, le blason d'un instrument qui en avait grand besoin : le luth. Jamais luthiste n'a en effet tiré des sonorités aussi pures, n'a concrétisé avec autant de vigueur et de conviction l'universalisme de l'expression musicale".

En 1982, le besoin de vivre des expériences nouvelles se fait de plus en plus pressant. Poussé par l'envie de rencontrer des musiciens d'horizons divers, il s'installe à Paris, ville cosmopolite par excellence. Il y restera quatre années, durant lesquelles il collabore avec Maurice Béjart pour son ballet "Thalassa Mare Nostrum", ainsi qu’avec Gabriel Yared en tant que soliste pour la musique du film de Costa Gavras "Hanna K”. Mais l’essentiel de son activité se concentre alors sur la composition, notamment pour le cinéma et le théâtre tunisiens. C’est à l’occasion de ces travaux qu’Anouar expérimentera et systématisera dans ses orchestrations l’apport de techniques de jeu et d’instruments étrangers à la tradition arabe, en faisant notamment appel à des musiciens de jazz.

De retour en Tunisie en 1985, il poursuit ses recherches en matière de composition. La création à Carthage de Liqua 85, œuvre ambitieuse réunissant quelques figures marquantes de la musique tunisienne et turque à une poignée de jazzmen français (Abdelwaheb Berbech, les frères Erkose, François Jeanneau, Jean-Paul Celea, François Couturier, etc.), lui vaut non seulement d’apparaître auprès du public et des jeunes musiciens arabes comme l’un des musiciens contemporains les plus novateurs et influents de sa génération mais aussi de recevoir, à seulement 28 ans, le Grand Prix National de la Musique. Il demeure, à ce jour, le plus jeune musicien et compositeur à avoir obtenu cette distinction.

En 1987, il se réinstalle définitivement en Tunisie et se voit confier la direction de l'Ensemble Musical de la Ville de Tunis. Au lieu de conserver l'imposant orchestre qui existait, il l'utilise en formation à géométrie variable, et lui fait prendre de nouvelles orientations. Il diversifie ainsi son répertoire, alternant systématiquement une saison consacrée à la création d’œuvres contemporaines, et une autre tournée résolument vers la musique traditionnelle. Les deux créations "Leïlatou tayer" (1988) et "El hizam el dhahabi" (1990), s'inscrivent dans la continuité de ses premières compositions, et jalonnent ce qui peut être considéré comme l'axe principal de son travail. Dans ces œuvres, il ne quitte pas, pour l'essentiel, l'espace modal traditionnel, mais il en permute les repères et en bouleverse les hiérarchies. Fidèle à une inspiration absorbant comme par une disposition naturelle à l'osmose, les héritages méditerranéens, africains et extrême-orientaux, il s’aventure par intermittence de plus en plus loin dans l’exploration d'autres sensibilités relevant des musiques européennes et du jazz.

Marco Borggreve

Avec "Rabeb" (1989) et "Andalousïat" (1990), Anouar Brahem revient à la musique traditionnelle savante. Malgré le riche héritage transmis par Ali Sriti et le fait que cette musique ait constitué l'essentiel de sa formation, il ne l'avait en fait jamais jouée en public. A travers ce retour aux sources de sa vocation, Anouar Brahem tire alors un signal d’alarme et apporte concrètement sa contribution à l'urgence de la réhabilitation d’une musique alors en perdition. Il constitue un ensemble réduit, un "takht" : cette forme originelle de l'orchestre traditionnel, où chaque instrumentiste assume une place de soliste et d'improvisateur, est la seule apte selon lui, à restituer l'esprit, la subtilité des variations et l'intimité de cette musique de chambre. Il fait appel aux meilleurs musiciens tunisiens, tels Béchir Selmi et Taoufik Zghonda, et entreprend un véritable travail de recherche sur les partitions anciennes, avec le souci rigoureux des transparences, des nuances et des détails.

Avec "Ennaouara el achiqua" (1987), déclinant le caractère éclectique et novateur de sa musique, Brahem propose, pour la première fois dans son itinéraire, un concert de chant, né de sa rencontre avec le poète Ali Louati. Ses explorations dans le domaine de la chanson expriment un certain désir de renouer, à contre-courant de la vague "commerciale”, avec cette forme élaborée et savante du chant arabe qu’est le "Qassid" (sur les traces de Khémais Tarnane, Saïed Derwich, Riadh Sombati et Mohamed Abdelwahab) mais aussi de s’aventurer du côté de la chanson d’inspiration “populaire” (dans le registre de la chanson "à texte" popularisée en France par Brel, Ferré ou Brassens, dont il a toujours été un grand admirateur…). Oeuvre marginale et atypique, "Ennaouara el achiqua" eut néanmoins un impact considérable sur le public tunisien et fut très bien accueillie par la presse.

"Ennaouara el achiqua" ne sera pas son unique incursion dans le domaine de la chanson. Il y reviendra de temps à autre, à l'occasion d'une musique de film ou d'une rencontre avec un chanteur — et souvent avec la complicité de Ali Louati. Il collabore notamment avec Nabiha Karaouli qu'il révéla au public, Sonia M'barek, Saber Rebaï, Teresa De Sio, Franco Battiato, et Lotfi Bouchnak, interprète de "Ritek ma naaref ouïn", chanson composée dans l'esprit d'un folklore imaginaire qui connut un immense succès, et qui est devenue - ironie du sort ! - le tube incontournable de toute fête de mariage en Tunisie.

Si nous devions élire le musicien des années 80, nous choisirions sans hésiter Anouar Brahem.

Journal Tunis-Hebdo
1988 - festival de Carthage

Les années ECM

En 1990, Il décide de quitter l'EMVT et s'envole pour une tournée aux États-Unis et au Canada. C'est au retour de ce périple que survient sa rencontre avec Manfred Eicher, le producteur – fondateur du label discographique allemand ECM Records –, de laquelle naîtra une riche collaboration qui marquera sans conteste une étape importante dans son travail. Riche aujourd’hui de onze albums qui tous ont reçu un accueil remarquable de la presse internationale et du public au moment de leur parution, sa discographie est une des plus belles du catalogue ECM.

Pour inaugurer cette collaboration, Anouar enregistre cette même année, à Oslo, son premier disque "Barzakh" en s’entourant de deux musiciens tunisiens hors pair avec qui il se trouve déjà lié par une grande complicité artistique, Béchir Selmi et Lassaad Hosni. Accueilli par la revue allemande Stéréo comme "un événement majeur de l'édition musicale", ce disque permet non seulement à Anouar Brahem de toucher un plus large public international mais de confirmer aussitôt sa stature de musicien et "d'improvisateur d'exception".

Dans "Conte de l'Incroyable Amour", enregistré en 1991, Anouar Brahem place clairement l’improvisation au centre du jeu et modifie sensiblement l'intonation de sa musique grâce notamment à la puissance expressive remarquable de la clarinette de Barbaros Erköse et au souffle soufi du Naï de Kudsi Erguner. Pour le quotidien français Le Monde, "l'album s'enroule autour du talent poétique du luth d'Anouar Brahem. On le suit délicieusement à travers le subtil ordonnancement de la mélodie, les silences du phrasé musical, à travers tous ces non-dits qui nous entraînent dans des chemins orientaux, dans une poésie de lumière et de battements délicats". Le même journal sélectionnera dans la foulée "Conte de l'Incroyable Amour", dans son palmarès des meilleurs disques de l'année 1992.

En 1992, Brahem est appelé à concevoir et à participer activement à la création du Centre des Musiques Arabes et Méditerranéennes au Palais du Baron d'Erlanger à Sidi Bou Saïd.

En novembre 1993, Anouar Brahem réalise un rêve qui lui tenait à cœur depuis longtemps : rendre un juste hommage à son maître Ali Sriti, en le conviant sur scène, à ses côtés, trente ans après ses dernières prestations publiques. Il monte alors "Awdet Tarab", concert de musique traditionnelle instrumentale et chantée, au Palais d'Erlanger. Le public tunisien gardera sans doute un souvenir inaltérable de ces duos du maître et de son élève, accompagnés de la voix de Sonia M'barek.

En 1994, il enregistre "Madar" avec le saxophoniste norvégien Jan Garbarek, et avec le maître pakistanais des tablas, Shaukat Hussain. L'histoire de ce disque est simple : Jan Garbarek avait été impressionné par les deux premiers albums de Brahem et avait émis le souhait de travailler avec lui. Brahem de son côté, vouait déjà depuis plusieurs années une réelle admiration pour ce musicien et partageait le même désir. La rencontre se fit donc naturellement, quoique vivement encouragée par Manfred Eicher. Brahem et Garbarek se retrouvèrent aussitôt autour d'une même quête commune : celle d'une tradition universelle. "Madar" est le témoignage fort de cette "utopie en acte" et fait entendre de façon éclatante comment l'imbrication des civilisations peut se réaliser, sans nuire à l'essence de ce qui les distingue et rend plus fertile leur coexistence.Parallèlement à ses œuvres personnelles Anouar Brahem multiplie dans le même temps les collaborations occasionnelles, composant notamment les musiques originales de nombreux films et pièces de théâtre, parmi lesquels "Sabots en or" et "Bezness" de Nouri Bouzid, "Halfaouine" de Férid Boughedir, "Les Silences du Palais" et "La saison des hommes" de Moufida Tlatli, ainsi que "Iachou Shakespeare" et "Wannas El Kloub" de Mohamed Driss, "El Amel", "Borj El Hammam" et "Bosten Jamalek" du Théâtre Phou.

Roberto Mazotti

Dans "Khomsa" (1995), son quatrième album pour ECM, Anouar Brahem reprend quelques-unes de ces musiques en leur offrant une interprétation libre, aérée, purement musicale, "libérées de leurs ceintures d'images" comme il le confie alors joliment. Il rassemble autour de lui une formation éclectique : Richard Galliano à l'accordéon, Palle Danielsson à la contrebasse, Jon Christensen à la batterie, François Couturier aux claviers, Jean-Marc Larché au saxophone, Béchir Selmi au violon. Mais ce sextet flamboyant réuni par le compositeur se voit sans cesse divisé en solos, duos, trios — "d'où une impression dominante et délicieuse de voyage immobile tout en passages secrets, en timbres inédits, en fins suspendues" dira Alex Dutilh sur France Musique. Le quotidien britannique The Guardian commentera de son côté le disque en ces termes : "Nous pouvons affirmer que "Khomsa" est l'un des meilleurs disques de l'année (...) Brahem est à l'avant-garde du jazz car il est bien au-delà." La première de “Khomsa” sera donnée à l'ouverture de la cité de la musique à Paris en janvier 1995.

Trois ans plus tard Anouar Brahem entre de nouveau en studio et reprend les choses où il les avait laissées avec "Madar" en poussant encore plus loin son exploration amoureuse de la formule orchestrale du trio, dans un contexte cette fois résolument ouvert à l'infinie variété des "mondes" du jazz. Entouré de deux immenses musiciens, piliers du label ECM depuis trente ans, le saxophoniste John Surman et le contrebassiste Dave Holland, hérauts de la free music britannique à la fin des années 60 et depuis lors engagés chacun dans l'élaboration d'univers singuliers d'une haute cohérence artistique, Anouar Brahem aventure avec une infinie délicatesse la poésie raffinée de son instrument au "risque" de conceptions de l'improvisation radicalement étrangères à son univers. Le résultat est à la mesure du défi : "Thimar" est une réussite exceptionnelle, une œuvre méditative et suprêmement musicale, empreinte d'une poésie intense, où chaque morceau se déroule dans un climat de recueillement et de concentration extrêmes, comme un rêve éveillé. Jamais Anouar Brahem, sans pour autant dévier de sa ligne esthétique personnelle, n'était allé jusqu’alors aussi loin que dans cet enregistrement dans l'exploration des "mystères du jazz". "Thimar" recevra en Allemagne le Preis der Deutschen Shallplattenkritik et sera classé "Meilleur disque jazz de l'année" par la revue anglaise Jazz Wise.

Paru en septembre 2000, "Astrakan Café", son sixième album en dix ans pour la firme munichoise et enregistré cette fois-ci à St. Gerold en Autriche, peut paraître pour une oreille distraite, sinon comme une œuvre de transition, au moins comme une pause introspective dans la carrière d'Anouar Brahem. Ce serait mal entendre cette musique de maturité, où l'oudiste renoue certes avec les racines proprement orientales et méditerranéennes de son univers, mais indiscutablement enrichi des voyages imaginaires et esthétiques de ses disques précédents. Retrouvant pour l'occasion deux de ses plus fidèles complices, le clarinettiste d'origine rom Barbaros Erköse et le percussionniste tunisien Lassaad Hosni, Brahem s'engage dans une magnifique dérive intimiste et éminemment personnelle, célébrant l'esprit syncrétique de la musique arabe, tout en enrichissant son approche de l'improvisation et du son collectif aux grands œuvres d'ouverture que sont "Madar" et "Thimar".

2002 marque incontestablement un tournant dans la carrière d’Anouar Brahem qui, en signant avec "Le Pas du chat noir" un disque parfaitement atypique, extrêmement personnel et assurément ambitieux, tant dans ses parti-pris esthétiques que dans son orchestration funambulesque, fait non seulement sensation mais renouvelle considérablement les composantes de son univers poétique.

CF Wesenberg

En trio, encore, mais cette fois en compagnie de son vieux complice, le pianiste François Couturier, et, plus surprenant, de l'accordéoniste Jean-Louis Matinier, Anouar Brahem nous livre avec cette œuvre ultra raffinée, enregistrée à Zürich, une musique apaisée, d'une grande richesse de timbre mais surtout d'un équilibre formel miraculeux, renvoyant autant à l’impressionnisme élégiaque de la musique française du début du 20e siècle qu’aux traditions méditatives et sensualistes de la musique arabe. Se faisant le porte-parole de l’enthousiasme général de la presse internationale, Adam Shatz dans le New York Times rendit compte du disque en ces mots : "Si l’on considère que chaque orchestre projette dans sa musique une façon singulière d’être au monde de façon collective, alors le trio d’Anouar Brahem, à la fois formation de jazz, orchestre de chambre et groupe traditionnel, évoque une sorte d’Andalousie du 21e siècle où sensibilités arabe et européenne auraient fusionné de façon si intime qu’il n’existerait désormais plus aucune frontière entre elles. Tout cela peut paraître un peu utopique, mais la beauté du projet est indéniable." La parution du disque fut suivie par une longue tournée en Europe, aux USA et au Canada, au cours de laquelle le groupe gagna énormément en cohésion collective – Anouar laissant chaque soir plus de liberté à ses compagnons dans l’interprétation du répertoire.

En 2005, pour la première fois dans sa carrière, Anouar Brahem décide d’entrer de nouveau en studio, à Lugano en Suisse, à la tête de la même formation. Dans une esthétique similaire au "Pas du chat noir" mais poussant peut-être encore plus loin dans l’épure expressive en fondant l’essentiel du discours sur des nuances de timbres et de dynamique orchestrale toujours plus sophistiquées, "Le voyage de Sahar" diffuse sa poésie hypnotique de façon subliminale à travers un répertoire de nouvelles compositions pleines d’émotions, de lyrisme et de raffinement, mais aussi la reprise de trois pièces parmi les plus célèbres du compositeur — "Vague", "E la nave Va" et "Halfaouine" — totalement transfigurées. Cet album de la maturité obtiendra l’Edison Award en Hollande et offrira au groupe la matière d’une nouvelle tournée européenne triomphale.

Dans la foulée, Anouar réalise et coproduit en 2006 son premier film documentaire : "Mots d'après la guerre". Une œuvre forte et engagée qui se situe au Liban et articule son récit autour d'entretiens recueillis auprès d'artistes et d’intellectuels libanais au lendemain du cessez-le-feu intervenu lors de la guerre de l'été 2006 entre Israël et le Hezbollah. Sélectionné en 2007 au festival de cinéma de Locarno, le film obtient un beau succès d’estime. Cet engagement personnel toujours plus poussé dans l’univers du cinéma lui ouvrira les portes en 2010 du jury de la sélection des longs métrages du festival de cinéma de Carthage.

Cette même année, rompant avec l’esthétique "chambriste" de ses deux précédents albums, Anouar Brahem signe avec "The Astounding Eyes of Rita" un disque proposant d’autres ponts et d’autres types d’équilibre entre modernité esthétique et tradition arabe en renouant dans ses tonalités avec quelques-unes de ses œuvres antérieures comme "Barzakh" et "Conte de l’incroyable amour". A la tête d’un nouveau groupe à l’instrumentation résolument hybride mêlant au tapis de percussions de Khaled Yassine la clarinette basse embrumée de l’Allemand Klaus Gesing et la basse électrique tout en souplesse du Suédois Björn Meyer, Anouar Brahem, comme en apesanteur, y invente à partir de son oud un univers onirique et cotonneux empruntant sa poésie raffinée et son sens de l’espace immensément dilaté autant au jazz nordique qu’aux traditions méditatives orientales. Dédié au grand écrivain palestinien Mahmoud Darwish (1941-2008), ce magnifique voyage intimiste au cœur du son, marque une nouvelle étape dans les noces sans cesse recommencées entre musiques arabes et traditions occidentales auxquelles Brahem continue inlassablement de se consacrer. "The Astounding Eyes of Rita", enregistré à Udine en Italie, recevra en 2010 le plus prestigieux des prix décernés en Allemagne, l’Echo Deutscher Musikpreis, récompensant chaque année les plus grands artistes nationaux et internationaux à la manière des Grammy américains.

Le 9 décembre 2009, Anouar Brahem donne à la Salle Pleyel le premier concert parisien de son nouveau quartet. Hugues Blondet dans La pensée de Midi s’enthousiasme : "Pleyel, décembre 2009… Le concert du Tunisien Anouar Brahem vient de se terminer avec une standing ovation rarement entendue dans cette mythique salle... Trois rappels. Une salle debout, ivre d’un bonheur rare, si rare." Dans la foulée de ce triomphe, Anouar se voit décerner le grade de Chevalier des Arts et des Lettres par le Ministre Français de la Culture et de la communication, Frédéric Mitterrand.

Marco Borggreve

En 2011, la Tunisie s’embrase, s’émancipe, fait sa révolution. Anouar Brahem "(…) profondément marqué par ce qui s’est passé", est nommé membre permanent de "Beit El Hikma" l'Académie Tunisienne des Sciences des Lettres et des Arts et offre en 2014, après cinq années de silence phonographique, "Souvenance", une œuvre ambitieuse, tour à tour hypnotique, austère et d’une grande force dramatique, pouvant se lire comme sa réponse décalée, personnelle et méditative aux événements politiques ayant bouleversé son pays. Enregistré à Lugano avec l'Orchestra della Svizzera Italiana, ce projet plonge pour la première fois les mélismes enchantés de son oud ainsi que les interventions solistes des membres de son tout nouveau quartet (François Couturier au piano, Björn Meyer à la basse électrique et Klaus Gesing à la clarinette basse), dans les draperies sonores d’arrangements à la fois somptueux et minimalistes pour orchestre à cordes, Anouar signe là une musique toujours plus raffinée dans ses lignes mélodiques et ses textures orchestrales, à la fois contemplative et subtilement narrative dans ses développements, d’une grande pureté d’inspiration. John Kelman dans All About Jazz écrit : "Au bout du compte, voilà ce que 'Souvenance' représente vraiment : un récit spirituel qui explore les profondeurs de l’émotion et les limites de la condition humaine.” Osant faire surgir l’obsession politique dans le domaine de l’intime le disque suscitera auprès du public un mélange d'émotion et de réflexion parfaitement singulier. Pas moins de 7500 spectateurs ovationneront cette musique exigeante lors de sa création en concert avec le Tallinn Chamber Orchestra, dans le cadre du 50ème anniversaire du festival de Carthage cette même année.

En 2017, Anouar Brahem poursuit sa quête universaliste d'harmonie en signant avec "Blue Maqams" un nouvel album, enregistré à New York, entièrement animé par sa passion du jazz. Reprenant en quelque sorte les choses là où il les avaient laissées il y a 20 ans avec "Thimar" enregistré déjà en compagnie du contrebassiste anglais Dave Holland (et de son compatriote John Surman), Brahem a mis sur pied à cette occasion une petite formation virtuose, en greffant autour de ces retrouvailles réjouissantes l'allégresse et la sophistication harmonique du piano de Django Bates et la subtilité rythmique de la légende de la batterie Jack DeJohnette. A partir de compositions originales alliant un grand raffinement mélodique à des structures formelles volontairement simples, Brahem, travaillant simultanément sur la finesse des alliages de timbre, la délicatesse des équilibres dynamiques entre les instruments et la richesse de propositions générées par l'interaction continuelle entre ces grands improvisateurs, met en évidence ici la force d'intégration de sa poétique et la richesse de sa vision musicale, profondément humaniste. 
 

Anouar Brahem de son côté n’a jamais semblé aussi maître de son discours, trouvant constamment la bonne balance entre sensualité et abstraction. Une réussite totale.

Stéphane Ollivier
Chronique du disque pour Jazz Magazine

Blue Maqams sera créé en concert en juillet 2017 à Hammamet, où Nasheet Waits prendra place derrière la batterie en remplacement de Jack DeJohnette. En avril 2018, quelque mois après la parution du disque, le quartette originel entamera une tournée à travers l'Europe, où il se produira dans quelques grandes salles prestigieuses comme La Philharmonie de Paris, La Philharmonie de Hambourg et La Philharmonie de Munich.

Profondément imprégné de son héritage musical arabe mais aussi résolument moderne dans ses goûts et ses orientations esthétiques, Anouar Brahem est définitivement un artiste "de son temps", c’est-à-dire tourné vers l'avenir et ouvert aux grandes mutations du monde. Sans doute est-ce la raison pour laquelle le choc des cultures ne l’effraie pas. Mieux encore : il s’est toujours plu à provoquer les rencontres avec des musiciens venus d'horizons divers : Jan Garbarek, Richard Galliano, Dave Holland et John Surman, bien sûr, mais aussi Manu Dibango, Manu Katché, Taralagati, Fareed Haque, Pierre Favre — tous un jour ont croisé le chemin de cet aventurier des musiques arabes, puisant dans chaque rencontre de quoi renouveler son univers tout en conservant son identité propre. Interrogé sur son inspiration, Anouar évoque volontiers l'image de "l'arbre qui, tout en s'élevant du sol et en élargissant son espace, continue à développer et à approfondir ses racines"… Une métaphore qui, de toute évidence, n'est pas sans évoquer Tunis, sa ville natale, à la fois enracinée dans sa culture arabo-musulmane, et nourrie des multiples influences africaines et méditerranéennes qui, au fil des siècles, se sont succédées — un espace solaire en quelque sorte, dont sa propre signature ne cessera de garder la trace. Il estime également qu'une tradition qui ne change pas et qui ne s'adapte pas est vouée à disparaître. C'est pourquoi il n'hésite pas à relever les défis et à ouvrir sa musique à de nouvelles formes d'expressions. "Il est si calme et souverain qu'il semble que l'homme de Tunisie est allé beaucoup plus loin que bien des musiciens de jazz affairés dans la quête de musiques nouvelles" a écrit le critique musical Wolfgang Sandner dans le Frankfurter Allegemeine Magazine. On ne saurait mieux dire…

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